QUE VOIR SANS SAVOIR ?
Voir l’empreinte soviétique dans l’art géorgien sans savoir ce qui s’y est passé était pour nous deux comme voir le soleil se coucher à l’est. La Géorgie a fait partie de l’Union Soviétique de 1921 à 1991, soit 70 ans . La population parle dans sa grande majorité le russe, même si la nouvelle génération s’en détache progressivement. L’art et la culture des pays soviétiques ont connu un passé difficile durant cette période, une période que le peuple géorgien peine encore à analyser.
Dès notre arrivée à Tbilissi, nous nous sommes adressés à Lali Pertenava, historienne de l’art géorgien de la période soviétique, qui rénovait ce jour une maison d’artiste et future résidence d’artistes dans le quartier délabré de Avlarabi.
Avant l’invasion soviétique en 1921 (on entend invasion ou occupation car il y avait certainement un accord avec le parti communiste géorgien), les artistes étaient bien plus mobiles; le gouvernement de la République Démocratique de Géorgie (de 1918 à 1921) offrait à l'époque la possibilité aux artistes d’étudier en Europe.
L’Unity, ou union of artists and poets, fût la première institution artistique de l’ère Soviétique (institution de l’état). Située à la maison des écrivains (writer’s house), à Tadiani street, L’Unity animait la scène artistique, mais peinait à coller à l’idéologie nouvellement imposée. Pendant la période Stalinienne, les artistes et poètes, pourtant animées par une passion de l’esthétique commune, eurent des avis politiques divergents. Devant son incapacité à concilier artistes et poètes, le gouvernement dissout l’Unity pour créer le ministère de la culture en Géorgie. L’art devient alors institutionnalisé, c’est le début d’un contrôle sans partage des initiatives culturelles, et ce pour près de 50 ans.
La culture était donc sous contrôle de l’état, et ne pouvait pas se développer par les artistes qui s’exprimaient de manière indépendante. L’institution de l’état formait des artistes, ou plutôt des travailleurs idéologistes ; Lali ajoute que beaucoup de ministères actuels suivent encore ce modèle de contrôle. L’état ne voulait ni comprendre ni produire des artistes indépendants, décrétant que l’art devait être un moyen d’expression reposant sur une forte idéologie soviétique. D’après Lali, il n’y a jamais vraiment eu un réseau artistique passant entre les filets du marteau et de la faucille.
L’art produit était un art socialiste-realiste, l’artiste ne pouvait pas faire d’ « expériences » dans la création de son art. Par expériences, l’état Soviétique entendait abstraction, expressionisme, idéologies occidentales et capitalistes, performances artistiques, et media art. L’art socialiste-réaliste prend racine dans un art plus traditionnel à l’expression réaliste, proche de celui de la renaissance et de la période antique. Le but de cet art était de construire une culture ayant une idole, homme ou femme, dont le corp était idéalisé. Connectées aux travailleurs, sans jamais aborder la question de leurs droits, ces oeuvres mettaient en avant la structure physique et le métabolisme du travailleur. On retrouve d'ailleurs cette idole dans l’architecture de l'époque (les travaux de Le Corbusier ont été utilisés pour construire le quartier de Gdani, dans lequel a eu lieu la biennale d’architecture à Tbilissi en 2018).
Pour l’anecdote, Staline n’avait pas créé l’Union Soviétique mais l’Union des différents groupes ethniques, où l’art devait être nationaliste dans la forme et social dans le contenu, une idéologie que toutes les formes d’art devaient d’ailleurs suivre. Les artistes les plus connus de la période soviétique étaient russes, sûrement à cause des difficultés de la population locale à accepter cette emprise étatique et de savoir quel type d’art produire, nous laisse comprendre Lali, en ajoutant cependant que cette période reste très trouble et mal connue encore aujourd’hui.
La première initiative d’un groupe artistique allant dans le sens de l’anticonformisme est recensée en 1988, alors que la crise du modèle soviétique avait déjà gagné les mentalités géorgiennes. Ce mouvement artistique, le 10th Floor Group de Mamuka Japharidze, est révolutionnaire car il a complètement changé les perceptions de l’art en Géorgie. Les membres ont opposé tout ce qu’ils avaient appris aux académies des arts, clamant que la société était sous le contrôle d’une idéologie bien trop soviétique et totalitaire ; on se souvient ici du 10th Floor comme d'un mouvement ayant développé un art au message « anti-système », avec des protestations artistiques et civiques, leur permettant d’esquiver les commentaires et censures directes.
FOCUS SUR LES MOSAÏQUES, un médium intemporel en Géorgie
La mosaïque a toujours fait partie du paysage culturel géorgien. Lors de nos recherches, nous avons souvent été confrontés à des mosaïques. Leurs couleurs vives et tailles souvent monumentales en ont fait de véritables œuvres immersives, nous transportant aux temps de leur création. Nous avons ainsi voyagé dans les bains mythiques de Tbilissi près des sources d'eau sulfureuses, dans diverses églises, ou encore dans les majestueuses salles d'exposition de la Tbilisi State Academy of Arts.
L’Union Soviétique, premier et seul commissaire de l’art et de l’architecture de sa période, a choisi d'ériger d'immenses mosaïques pour diffuser son idéologie. La mosaïque s'accordait parfaitement avec l'idéologie soviétique de par sa taille monumentale et sa localisation, jalonnant les espaces publics. Les mosaïques de la période soviétique se sont vite retrouvées dans le paysage urbain, mais aussi dans les têtes de nombreux Géorgiens.
Au sortir des années 60, une nouvelle phase d’industrialisation se met en place, offrant aux travailleurs de meilleures conditions de vie, et améliorant la condition des lieux de travail. La culture et l’art sont ici utilisés comme décoration pour l’espace public. Les mosaïques font leur apparition dans les usines, écoles, façades d’immeuble, passages souterrains, piscines et autres lieux de vie commune. Les mosaïques soviétiques traitent de la vie de tous les jours des travailleurs, car l’Union Soviétique était l’Union des travailleurs. On y retrouve ce corps "idéal", représenté par des travailleurs héroïques et valeureux, ainsi que des motifs colorés et aux formes complexes.
Dans l’art visuel, il est difficile de trouver des artistes voulant témoigner de cette période, les artistes vont plus s’opposer à cette période dans leurs œuvres, l’ère soviétique étant discriminée car elle symbolise l'occupation et l'échec du communisme. On a pu retrouver la traduction de ce refoulement à travers la volonté de produire un art individualiste, répondant à des problèmes plus personnels.
Les artistes de l'ère soviétique avaient beau être des servants d'une l’idéologie, ils n’en étaient pas moins brillants (leurs œuvres reposent pour la grande majorité au fond des archives de différents musées de la ville dont nous n’avons pas eu accès).
Nous espérons que ces œuvres feront à nouveau surface dans un futur proche, car la mouvance actuelle laisse entrevoir une plaie cicatrisée chez la nouvelle génération.
Nous sommes donc allés à la rencontre de cette nouvelle tendance, à travers les artistes contemporains et leurs propos.
Nous sommes donc allés à la rencontre de cette nouvelle tendance, à travers les artistes contemporains et leurs propos.
MODZRAVI TBILISI (mouvante Tbilissi)
Après 5 semaines passées à arpenter les rues, monuments, écoles d’art, des plus aux moins académiques, résidences d’artistes, galeries d’art et à s’entretenir avec les artistes, curateurs, acteurs culturels et habitants engagés à Tbilissi, nous avons pu apprécier et comprendre cette ville et sa scène culturelle.
Tbilissi est une ville du présent; le présent est d’ailleurs le seul temps utilisé dans la langue géorgienne. Dans un pays, au croisement des routes entre l’orient et l’occident, la mer Caspienne et la mer Noire, dans un pays traversé d’est en ouest par les rochers du Caucase, la convoitise des empires voisins a presque toujours eu raison du peuple géorgien. Les occupations et guerres successives ont affectées à jamais les mentalités. En effet, la Géorgie, pays qui a la plus longue histoire parmi les pays soviétiques, a souvent été proche de s’éteindre ; cela est majoritairement dû aux politiques coloniales agressives des pays islamiques voisins et de l’empire soviétique. C’est pourquoi le peuple géorgien a développé une forte identité nationale, dans le but de préserver l’intégrité et les traditions de la nation. Ici, le futur n'est pas d'actualité et le passé se décompose sans que foule ne s'y oppose. Nous avons d’ailleurs compris au fil de nos entretiens qu’il était inutile de questionner un Géorgien sur son futur, et même prévoir des rendez-vous plus d’une semaine à l’avance.
Tbilissi est une ville du présent; le présent est d’ailleurs le seul temps utilisé dans la langue géorgienne. Dans un pays, au croisement des routes entre l’orient et l’occident, la mer Caspienne et la mer Noire, dans un pays traversé d’est en ouest par les rochers du Caucase, la convoitise des empires voisins a presque toujours eu raison du peuple géorgien. Les occupations et guerres successives ont affectées à jamais les mentalités. En effet, la Géorgie, pays qui a la plus longue histoire parmi les pays soviétiques, a souvent été proche de s’éteindre ; cela est majoritairement dû aux politiques coloniales agressives des pays islamiques voisins et de l’empire soviétique. C’est pourquoi le peuple géorgien a développé une forte identité nationale, dans le but de préserver l’intégrité et les traditions de la nation. Ici, le futur n'est pas d'actualité et le passé se décompose sans que foule ne s'y oppose. Nous avons d’ailleurs compris au fil de nos entretiens qu’il était inutile de questionner un Géorgien sur son futur, et même prévoir des rendez-vous plus d’une semaine à l’avance.
ARCHIVES ET GRENIERS
Nous avons donc entrepris nos recherches en allant toquer aux portes ; nous commençons par celle de la Fotografia gallery, où nous espérons développer les premières prises de notre argentique. Nino-Ana, la directrice de la galerie nous explique qu’elle ne pourra pas développer ma pellicule car ils ne font que du Noir&Blanc (après développement dans un autre labo, nous avons pu voir que nos photos étaient en Noir&Blanc !). Déçus, nous expliquons tout de même notre projet, Nino-Ana nous invite alors à une assemblée de son collectif qui se tient le lendemain. Le 90X collective dont elle fait partie est un groupe de 5 photographes nés après 1990 voulant aborder des sujets que la sortie du régime soviétique n’a pas aidé à faire évoluer.
Lors de cette rencontre le lendemain, nous prenons conscience de la fissure sociale qui sépare la population orthodoxe et conservative d’un côté et la population plus jeune et ouverte de l’autre. Les critiques envers les mentalités géorgiennes fusent, et tout le monde en prend pour son grade. Notre attention se dirige vers le plus timide de la bande, Giorgi Rodionov, venant juste d’achever son dernier projet, « My Parents Don’t Talk to Me » (Mes parents ne me parlent pas). On retrouve alors ce traumatisme que l’on a pu ressentir et cette inexistence de dialogue entre la dernière génération de l’ère soviétique et cette génération post 1990. Des photos poussiéreuses retrouvées au fond du grenier de la maison familiale refont surface avec ce projet. Ces clichés sont le symbole d’une période dont il est devenu honteux de se remémorer. Il semblerait que la dernière génération soviétique ait décidé d’abaisser à nouveau le rideau de fer sur son passé. En publiant ces anciennes photographies, Giorgi affirme qu’il « est temps ». Il essaie dans cet ouvrage de répondre à des questions sur sa propre identité, ainsi que celle de tous les Géorgiens nés après la chute de l’empire Soviétique. On y retrouve des scènes de vie, des rassemblements, des monuments soviétiques, des marchés, des décombres. Les photos sont recouvertes d’un film les rendant troubles, comme pour représenter le brouillard épais qui stagne sur cette époque.
Lors de cette rencontre le lendemain, nous prenons conscience de la fissure sociale qui sépare la population orthodoxe et conservative d’un côté et la population plus jeune et ouverte de l’autre. Les critiques envers les mentalités géorgiennes fusent, et tout le monde en prend pour son grade. Notre attention se dirige vers le plus timide de la bande, Giorgi Rodionov, venant juste d’achever son dernier projet, « My Parents Don’t Talk to Me » (Mes parents ne me parlent pas). On retrouve alors ce traumatisme que l’on a pu ressentir et cette inexistence de dialogue entre la dernière génération de l’ère soviétique et cette génération post 1990. Des photos poussiéreuses retrouvées au fond du grenier de la maison familiale refont surface avec ce projet. Ces clichés sont le symbole d’une période dont il est devenu honteux de se remémorer. Il semblerait que la dernière génération soviétique ait décidé d’abaisser à nouveau le rideau de fer sur son passé. En publiant ces anciennes photographies, Giorgi affirme qu’il « est temps ». Il essaie dans cet ouvrage de répondre à des questions sur sa propre identité, ainsi que celle de tous les Géorgiens nés après la chute de l’empire Soviétique. On y retrouve des scènes de vie, des rassemblements, des monuments soviétiques, des marchés, des décombres. Les photos sont recouvertes d’un film les rendant troubles, comme pour représenter le brouillard épais qui stagne sur cette époque.
Tandis que certains fouillent dans les greniers familiaux, d’autres s’attaquent aux archives de musées. C’est le cas de Mariam Shergelashvili, historienne de l’art et curatrice au musée de la soie de Tbilissi.
Mariam perçoit l’art comme un moyen d’avoir une analyse critique de l’histoire passée. Elle regrette que les artistes géorgiens ne soient pas dans une logique didactique et analytique mais plus individualiste et personnelle. Mariam a lancé un collectif curatorial, le groupe Algorithme F5, « algorithme » car connecté à la technique, « F5 » symbolisant le bouton refresh. On y comprend donc une volonté d’étudier le passé avec un vent de fraîcheur des artistes contemporains. Le but est d’établir la connexion entre l’art de la période soviétique et l’art contemporain, une connexion qui aiderait la société à « guérir » pour Mariam. Pour se faire, Mariam se repose sur les acquis et les archives des musées de Tbilissi, puis invite des artistes contemporains pour qu’ils développent leurs propres interprétations sur des sujets enfouis volontairement.
Nous nous sommes rendus à l’exposition Invalid Memorabilia, au musée de la littérature de Tbilissi, une initiative de Mariam et de Algorithme F5. Dans ce projet collaboratif regroupant trois musées et trois artistes contemporains, les artistes et curateurs ont fouillé dans les archives du musée pour savoir comment l’idéologie soviétique avait défini la nature de l’art. La narration et propagande de l’ère soviétique se retrouvent intimement liées avec les catégories esthétiques du folklore et du kitsch. L’exposition propose un dialogue entre le temps et l’espace, où les artefacts des archives cherchent un nouveau contexte avec l’art contemporain. Les artistes ont traité ce sujet avec les thèmes de l’enfance, de l’industrie du textile et du développement de différents objets d’artisanat de la période soviétique.
Dans cette exposition, Nino Sakandelidze a fait une installation d’objets ayant une vision critique de l’image, car nous vivons dans une société dictée par l’image. Avec son œuvre « The Three Obliques of a perspective », Nino a connecté de façon poétique des fragments de sculptures soviétiques avec des pieds métalliques contemporains dans le but de leur donner un nouveau piédestal et une nouvelle esthétique.
L'ART, ACTEUR DE L'ÉMERGENCE
La Géorgie oscille entre une peur du futur et un refus du passé. Aujourd’hui, l’indépendance est présente dans la forme depuis près de 30 ans. La situation économique préoccupante et les séquelles du gouvernement de Saakachvili (2008-2013, guerre contre la Russie en 2008 et lutte hardie contre son peuple) complexifie son indépendance dans le fond, le pays se reposant très souvent sur ses fondements soviétiques, faute de ne pas les avoir repensés.
Les initiatives de Giorgi et Mariam traitent de cette omerta, et laissent penser que la société géorgienne est prête à aller de l’avant. Le travail de ces artistes et curateurs est primordial pour faire évoluer les mentalités. Se servir de l’art en tant que témoin de la période soviétique permet d’initier une analyse plus critique et moins sentimentale pour la société géorgienne, ce qui leur permettra à terme de se séparer de l’idéologie soviétique.
Ces nouvelles démarches de mise en lumière de la période soviétique posent des questions : Faut-il poursuivre le démantèlement des monuments Soviétiques ? Quel patrimoine doit-être détruit et lequel préservé ? Que peut-on privatiser et que doit-on laisser public ? Plus globalement, de quel patrimoine et héritage a-t-on envie de se souvenir et que veut-on oublier ?