Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre parcours artistique ?
Je suis artiste. J’ai fait des études de cinéma en Géorgie avant de partir à Anvers, en Belgique, pour étudier l’art et la photographie. J’ai quitté la Géorgie en 1993 et je suis revenu en 1999. A Anvers, j’ai étudié à l'Académie royale des beaux-arts, là où Van Gogh avait lui-même fait ses études avant de se faire expulser. De retour en Géorgie, j’ai moi-même été expulsé de l’Académie d’art de Tbilissi où j’étais professeur. Je me destinais à une belle carrière à Anvers, disons que j’aurais pu avoir du succès mais ça ne m'intéressait pas. Je désirais retourner en Géorgie pour contribuer au développement culturel de mon pays.
En 2000, j’ai créé avec douze autres personnes une initiative culturelle appelée Media Art Farm. Il s’agissait d’un espace dédié à l’éducation et à l’art, ainsi qu’une bibliothèque. Nous avons créé le premier espace d’art publique à Tbilissi, un espace très dynamique qui regroupait de nombreux artistes dont quelques français. Il existait un autre espace que le nôtre à Tbilissi, le National Art Center, mais il était sur le point de fermer.

Pourquoi avez-vous décidé de partir à Anvers puis de revenir à Tbilissi ?
J’ai eu la chance de commencer mes études de cinéma à Tbilissi avec un caméraman très talentueux, ancien étudiant du cinéaste Sergueï Eisenstein (cinéaste russe de la période soviétique, considéré comme l’un des créateur du montage). En 1992, lorsque la guerre civile a éclaté, il a quitté Tbilissi. Je n’avais plus la possibilité de suivre des études de cinéma en Géorgie, j’ai donc décidé de partir en Belgique pour recevoir cette éducation, mais je savais déjà à l’époque que je souhaitais revenir. Par exemple j’analysais la méthodologie des professeurs lors de mes cours là bas, leur façon d’enseigner, pour pouvoir enseigner par la suite à mon retour. Je désirais retourner en Géorgie le plus tôt possible.
Si vous voulez vivre une vie intéressante mais qu’aucune initiative ne vous est proposée, vous devez créer un environnement adéquate pour y vivre. Et c’est ce que j’ai décidé de faire en rentrant à Tbilissi, j’ai créé un contexte où plusieurs personnes et moi-même pouvons apprécier notre vie.

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer le Center of Contemporary Art (CCA) ?
J’ai très vite réalisé que la société post-soviétique géorgienne devait être revitalisée et réorientée. L’un de mes objectifs était de sortir la créativité du studio de production pour la réintroduire dans la société. J’ai été très inspiré par l’historien de l’art Nicolas Bourriaud (historien français spécialisé dans l’art contemporain), auteur du livre Esthétique Relationnelle. Joseph Beuys (artiste allemand qui questionna à travers son oeuvre les thèmes de l’écologie, de la sociologie, et de l’anthroposophie) traduit aussi ce principe selon son concept de Sculpture Sociale. Le sculpteur social est un artiste qui créé des structures au sein de la société, il utilise le potentiel de ses oeuvres pour transformer son environnement. Joseph Beuys et Nicolas Bourriaud sont les deux inspirations majeures qui m’ont permis de créer en 2010 à Tbilissi le Center of Contemporary Art (CCA). Ce centre est associé à un programme d’étude, Creative Mediation, en référence à la définition du médiateur social développé dans les dialogues entre Gilles Deleuze (philosophe français, il a entre autre à l’émergence du post-structuralisme dans les années 1960-1970) et Félix Guattari (psychanalyste et philosophe français, proche de la psychiatrie institutionnelle de Jean Oury).
J’ai crée ce programme car je pense que les médiateurs sociaux sont essentiels à la fondation de nos sociétés. Creative Mediation est un programme de 9 mois, qui permet aux artistes de développer leur art dans des studios et au sein de la société géorgienne.

Quels sont les thèmes récurrents traités par les artistes géorgiens avec lesquels vous avez travaillé ?​​​​​​​
J’ai travaillé avec de nombreux artistes géorgiens et je pense que la Géorgie est un réel terreau pour la créativité. En 2005, j’ai pris part au pavillon géorgien pour la Biennale de Venise et j’ai créé une carte centrée sur la Géorgie. Notre but était de faire comprendre au géorgiens et au monde que nous ne sommes pas une périphérie, mais que si nous agissons comme telle nous en deviendrons une. L’art contemporain géorgien n’est pas contextualisé et il est difficile de l’identifier au premier abord. Le sujet le plus important pour les géorgiens et qui est traité à travers l’art, c’est la changement de mentalité. Je dis souvent que nous vivons dans “une gueule de bois post-soviétique”. Nous devons passer du “moi” au “nous” et apprendre à travailler pour les autres. De nombreux étudiants du CCA ont créé des galeries et développé des initiatives pour les autres, et ils ont du succès aujourd’hui. [...] Le plus important c’est ce que vous faites et créez au sein d’un groupe, c’est ce qui est porteur de changement.

Pouvez-vous nous décrire la société géorgienne ? Quelle est sa réalité ?
Vous connaissez mieux la société géorgienne que les géorgiens eux-mêmes. Nous vivons dans un jardin botanique et en même temps dans une clinique psychiatrique. Nous sommes traumatisés par le régime soviétique. Ce régime a détruit le concept d’individualité, rien n’était autorisé au niveau individuel. Toutes les initiatives portées par le régime soviétique étaient faites à des fin collectives, mais le collectif n’a pas marché non plus. Nous sommes une population démunie de certaines capacités, nous ne savons pas comment travailler ensemble ni comment faire des choses par nous-mêmes.
Nous subissons un changement drastique des mentalités, parce que tout nous a été interdit durant trois génération, soixante-dix ans!  La société géorgienne est toujours impactée par l’ancien régime, on peut le voir dans l’agriculture par exemple. Khrouchtchev (dirigeant de l’URSS entre 1958 et 1964), durant sa présidence, a décidé de faire pousser du maïs, “kukuruza”, sur la majorité des terres en Géorgie. Aujourd’hui, à l’ouest du pays, là où les terres sont les plus fertiles, là où nous pourrions faire pousser des baies, des myrtilles, des framboises, il pousse toujours du maïs. 30 ans après la chute de l’union soviétique, la société géorgienne souffre encore de cette inertie soviétique. Tout peut pousser ici, l’argile, l’eau minérale, les plantes, c’est juste un paradis, vous pouvez planter ce que vous voulez, mais les gens ne le perçoivent pas. 

Quelle est votre définition de l’art contemporain ? 
L’art contemporain est pour moi ce que Nicolas Bourriaud décrivait dans son livre Esthétique relationnelle, il doit insérer la créativité dans la vie réelle. C’est pourquoi l’art contemporain en temps que notion se retrouve dans la vie réelle. Par exemple, des étudiants de la CCA ont développé la Patara Galerie, une vitrine au sein d’un passage souterrain où l’art est exposé dans la vie quotidienne des géorgiens. 
Quelle est la situation de la CCA aujourd’hui ? 
Après 7 années, 140 étudiants et 80 diplômés, nous reconfigurons nos programmes, pour les étendre en dehors de la Géorgie. Je pense que le modèle que nous avons développé est plus efficace que les académies d’art, pas seulement à Tbilissi mais dans le monde entier. L’année prochaine, nous essayerons de réunir des personnes qui pensent, comme nous, que le système universitaire ne fonctionne pas. Le monde change très rapidement et les universités ne répondent pas à ce changement. Si vous prenez par exemple la liste des programmes enseignés il y a trente ans, et que vous regardez ceux enseignés aujourd’hui, ce sont les mêmes… Le monde a changé, comment les programmes peuvent-ils être les mêmes ? Je considère le système universitaire comme une utopie, ce n’est pas la bonne façon d’interagir et de répondre au temps présent et à la réalité.
Pour la Triennale de Tbilissi, initié par le CCA, nous avons invité 13 écoles non-académiques à travers le monde. Ces écoles, tout comme le programme Creative Médiation du CCA, permettent de responsabiliser les étudiants, car nous ne leur apportons pas qu’une connaissance académique, nous les impliquons dans nos programmes. Nous devons repenser l’éducation, ses formats et ses disciplines. Par exemple, pourquoi l’art et l’agriculture ne pourraient-ils pas être enseignés ensembles ? Nous devons chercher de nouvelles marges pour nos disciplines.

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