Dans un pays scindé par les religions, la classe sociale, et le niveau d’études, les artistes tentent, à travers leurs œuvres et des initiatives locales de redonner un semblant d’unité au peuple sri lankais.
Depuis l’indépendance en 1948 du pays resplendissant, ou Ceylan en cingalais, les rivalités religieuses ont fortement affecté l’histoire récente du pays. Une guerre civile opposant les deux plus grandes communautés religieuses, les Tamouls Hindous (18% de la population) et les Cingalais Bouddhistes (environ 80% de la population), éclate en 1972. La guerre s’intensifie en 1983 et durera près de 30 ans, causant la mort de 100 000 sri lankais. Aujourd’hui, les tensions religieuses, alimentées par les groupuscules extrémistes Bouddhistes, Hindous, Musulmans et Chrétiens, continuent de diviser le pays et de fragiliser sa population.
90’s Movement et sortie de guerre : la révolte avant la scission
La dernière décennie du XXe siècle témoigna, au milieu d’une guerre ethnique déchaînée dans le nord du Sri Lanka et de l’explosion de bombes dans les villes, de ce que l’on peut sans doute appeler le changement radical de l’art moderniste du Sri Lanka. Le 90’s movement, emmené par l’artiste Jagath Weerasinghe, a rompu l’ordre établi dans le monde de l'art ; une ontologie différente pour l'art à Colombo a commencé à crier d'elle-même, de ses présents et de ses futurs possibles, provoquant des vagues de mal-être parmi l'élite et les célébrités, dans le petit monde de l'art de Colombo. Cette génération d’artistes révoltés a rendu leurs vies le centre de leurs créations. Toute une génération d'artistes équipés d’idées nouvelles, de concepts artistiques, de thèmes d'investigation, et surtout d'une nouvelle perception de l'idée d'artiste en tant qu'individu politique est venue fréquenter les espaces artistiques exclusifs et à la mode de Colombo, à travers spectre des vallées ensanglantées des extrémités nord et sud de l'île. La rupture du monde académique et moderniste opérée par le 90’s movement a terrassé la beauté des toiles pour y placer son agonie présente. Les artistes ont renoué avec le peuple sri lankais et ont eu une portée surprenante à l’échelle nationale. La scène de Colombo chavire sous le poids de son gouvernement opposé à cette prise de parole à travers l’art.
L'éducation, ou la division par le genre
Pendant les premières décennies de guerre, les artistes vivaient avec les contradictions, ils ne faisaient jamais partie des groupes nationalistes, ne s’engageaient pas au bout de leur pinceau. Il y avait deux académies d’art dans le pays, et celles-ci prônaient une éducation artistique occidentale et réaliste, avec des cours de nature morte, de paysages et des scènes de vie. Nous nous sommes rendus à la Faculty of Arts de Colombo, avons visité les différents départements et nous sommes rendus compte que cet enseignement classique persiste aujourd’hui dans les écoles publiques du pays. En effet, il ne semble pas y avoir de réelle envie de modernisation et d’actualisation des programmes, les enseignants respectent les programmes et n’incitent pas à la créativité, tandis que les élèves se destinent à une carrière d’enseignant ou de graphiste plutôt que d’artiste. Pour vous donner une idée de l’enseignement en art au Sri Lanka, voici un aperçu de notre journée à la faculty of arts de Colombo, en compagnie de Dumith Kulasekara (professeur et artiste), Chandragupta Thenuwara (professeur et membre du 90’s movement), Jagath Ravindra (Directeur de la faculty) et Vajra Jayathilita (directeur du département d’histoire de l’art) :
Notre visite de l’université des beaux-arts de Colombo nous a donné le sentiment de voir les racines, les fondements sur lesquels repose et s’alimente la scène locale. Voici quelques points importants qui nous ont aidés par la suite, lors de nos rencontres avec les autres acteurs culturels du pays :
70% des diplômés sont directement inscrits par le gouvernement pour travailler dans l'éducation artistique, ce qui peut paraître comme une contrainte, mais est perçu comme une source de stabilité par les étudiants.
Le parcours éducatif sur 4 ans, entièrement financé par le gouvernement participe à ce confort des étudiants mais peut aussi être un frein à la créativité, ceux-ci étant soucieux de ne pas se trouver en marge de l’académisme requis.
Les étudiants perçoivent 5000 roupies (25 €) chaque mois pour suivre ces cours, une forme de reconnaissance envers les étudiants qui sont habitués dès leurs études à être salariés de l’état.
Un contraste étonnant entre la proportion de femmes dans les universités (70%) et celles présentes sur la scène artistique locale (~ 5%), Dumith nous a expliqué que cet écart est d’origine culturel, que les femmes vont former une famille à la sortie de la faculty. Le Sri Lanka est manifestement un pays divisé, par les religions, les ethnies, les langues, la géographie et le genre. Notre immersion dans la scène artistique s’est donc fait dans une atmosphère masculine.
La Division du Nord au Sud
La sortie de guerre fut accompagnée de mouvements politiques identitaires, qui ont vite séparé les deux scènes artistiques de Colombo et Jaffna, jusqu’alors communicantes. Les nationalistes cingalais du sud continuaient de rêver d’un passé doré, tandis les nationalistes tamouls du nord témoignaient et expliquaient la montée de ce mouvement par la mémoire du massacre de la guerre. La scission de la scène de l’art, apparue au sortir de la guerre civile, entre Jaffna et Colombo, est inédite ; la scène n’avait jamais suivi les divergences et les discours politiques du pays, une première. Une perte de repère s’opère sur l’île, les distinctions religieuses s’effacent devant les distinctions territoriales, on ne confond pas le nord et le sud, Jaffna et Colombo, sri lankais tamoul et sri lankais cingalais. Le Ceylan paru plus que jamais divisé lors de notre passage sur l’île, nous avons sillonné dans une population qui ne prend plus la peine de s’écouter, de communiquer et partager, vivant au rythme des bienséances.
Après avoir visité la scène artistique de Colombo, L'omniprésence d'artistes cingalais nous a mis sur la route de Jaffna, la plus grande ville tamoule du pays, située sur la pointe nord de l'île. Pour relier Colombo à Jaffna, distantes de 400 km, nous avons pris un train pendant 10 heures. Le bus nous aurait pris le même temps. Cette liaison n'est pas souvent proposée pour les touristes, comme en attestent les guides touristiques qui proposent des circuits se contenant à la partie sud de l'île. Voici un petit aperçu du périple entre les deux plus grandes villes du Ceylan.
Nous sommes partis à Jaffna pour découvrir les initiatives et le bouillonnement culturel dont nous parlaient certains cingalais qui, comme Snoopy, étaient persuadés que l'herbe est plus verte chez leur voisin. Nous avions cherché à comprendre les raisons de l'idéalisation de la scène de Jaffna, et avons reçu un petit cours d'histoire des mouvements artistiques de l'île, qu'il est essentiel de vous partager:
Pendant les années 1990, Le 90's movement retournait les fondements de la scène de Colombo, et s'attaquait à une fragmentation d'ordre sociale et politique. La scène artistique et ses quartiers généraux, alors réservés à la bourgeoisie sri lankaise, se retrouvait face à une audience d' une mixité inédite. Les artistes n'étaient pas toujours les bienvenus à Colombo, et Jaffna, mettant tous ses efforts dans la guerre, ne connaissait pas la même révolution artistique. L'art était même relégué loin dans la hiérarchie, et c'est dans une scène artistique à l'agonie que les artistes du 90's movement sont intervenus. Non contents du traitement et du musellement subi à Colombo, Les artistes migrèrent vers Jaffna pour y développer la scène et inculquer une pensée plus contestataire. Beaucoup de ces artistes sont aujourd'hui revenus à Colombo, mais se sentent comme les fondateurs de la scène de Jaffna.
Aujourd'hui, la division entre Jaffna et Colombo est d'ordre religieuse, séparant les tamouls des cingalais.
Nous avons découvert une ville meurtrie et prudente, dans laquelle l'accès aux espaces culturels nous a été refusé. Notre rendez-vous avec le directeur de l'université de Jaffna a été annulé, et la visite de la Sri Lanka archive of contemporary art, architecture and design s'est arrêtée devant cette grille, bien gardée par un lion de pierre.
Colomboscope, ou le semblant d'unité
L'événement d'arts visuels phare du pays est Colomboscope, un festival annuel d'art contemporain et interdisciplinaire prenant place à Colombo. Les artistes exposés venaient de tous les coins du pays, et même d'ailleurs. Pour l'édition 2019, les artistes étaient invités à répondre au thème du sea change, comme pour montrer l'implication et l'unité des artistes sri lankais devant les questions d'ordre écologique; seulement, ce sujet ne fait pas partie des préoccupations des artistes contemporains sri lankais.
L'exposition se tenait de manière éclatée dans la ville, entre galeries huppées et friches, espaces privés et installations dans les rues. Pour autant, le public restait faible et le même que celui des vernissages privés.
L'initiative de Colomboscope, menée par la curatrice Natasha Ginwale et soutenue par le Goethe Institute, aura toutefois permis de rassembler les artistes du pays, et laisse présager d'un futur plus uni au Sri Lanka.