La première interrogation que nous avons eue en arrivant au Sri Lanka fut sur la structure très spécifique de la scène artistique locale. Contrairement aux pays que nous avions étudiés en amont, la scène artistique sri-lankaise n’est pas centrée autour de la capitale, Colombo. Si la ville recense le plus grand nombre d’initiatives et d’espaces culturels, les mouvances artistiques du pays s’articulent autour de grands pôles régionaux, quasi-indépendants les uns des autres.
Nos premières rencontres avec les acteurs culturels du pays n’ont fait que confirmer cette idée: plusieurs personnes nous parlaient d’une forme d’art très typique à Jaffna, et de thèmes abordés par les « artistes de Jaffna », ville située au nord du pays, tandis que d’autres louaient les établissements artistiques de Batticaloa.
Nous avons choisi d'étudier la scène artistique du Sri Lanka pour comprendre les liens effectifs entre l’histoire mouvementée du pays et le développement de son expression artistique. Empiriquement, les liens paraissent très fort ; ils commencent en particulier avec le ’43 Group, premier mouvement d’art moderne au Sri Lanka qui intègre dans sa pratique les traditions millénaires de l’île. La « tendance artistique des années 90 » confirme le lien des artistes sri-lankais avec leur histoire et leur société, puisque c’est à cette époque qu’ils commencent à dénoncer les horreurs de la guerre civile et questionnent les conditions sociétales qui ont laissé la guerre s’installer.
Les différences artistiques territoriales du Sri Lanka s’inscrivent dans un contexte historique particulier, au sein d’un pays où les animosités persistent entre les trois communautés religieuses majoritaires, à savoir les cinghalais, les tamouls et les musulmans.
Nous avons cherché à comprendre si ces particularités artistiques étaient révélatrices des spécificités sociétales du Sri Lanka.
L’émergence d’une expression artistique spécifiquement sri-lankaise
Le ’43 Group est le premier mouvement à avoir installé durablement le modernisme artistique au Sri Lanka, tout en s’inspirant largement de l’art traditionnel de l’île hérité du royaume de Polonnaruwa, de Jaffna et de Kandy, entre 1056 et 1815. Les artistes de ce mouvement furent formés en Europe, et réformèrent à leur retour l’art tel qu’il était pratiqué et enseigné au Sri Lanka, le considérant trop théorique et trop proche de l’évolution de l’art européen. On retrouve certaines influences européennes dans les travaux de ces artistes, tel que Georges Keyt et Justin Pieris Daraniyagala, avec en particulier des représentations empruntent de l’expressionnisme allemand. Au-delà de ces influences, leurs oeuvre s’inscrivent dans une continuité culturelle sri-lankaise et elles intègrent des thèmes et des médiums propres à la culture traditionnelle du pays, avec par exemple l'utilisation des tissus et des motifs conventionnels. Lionel Wendt est la figure de proue de ce mouvement, il témoigne de la vie traditionnelle ceylanaise et popularise en particulier des formes de danse sri-lankaise tombées en désuétude.
Le ’43 Group a drastiquement changé la vision de l’art au Sri Lanka. Colombo recense encore aujourd’hui de nombreuses fondations artistiques, en l’honneur des artistes de cette période, qui tentent de préserver leurs travaux, à l’image du Lionel Wendt Art Center, important centre d’art et de théâtre dans la capitale. De toutes ces institutions, c’est à la Sapumal Foundation que nous avons découvert le plus grand nombre d’œuvres de cette période. De Lionel Wendt à Geoffrey Beling, en passant par Ivan Peries et George Keyt, la fondation renferme la collection de l'artiste du même mouvement Harry Pieris dans son ancienne résidence.
Si nous avons été impressionnés par le charme du bâtiment et la diversité des œuvres exposées, nous avons cependant ressenti le manque de soutiens financiers de la part du gouvernement et des institutions extérieures dont la fondation pâtît. La scénographie ne semble pas avoir bougée depuis la création de la fondation, une scénographie qui consiste à cacher les murs, et les conditions trop rudimentaires de stockage et de la conservation des œuvres rendent la sauvegarde de ce patrimoine plutôt critique. Après avoir discuté avec les directeurs de la Sapumal Foundation, nous comprenons qu’il n’existe pas de mécénat pour l’institution et qu’elle fonctionne entièrement sur les fonds propres de ses fondateurs et les dons occasionnels de ses membres.
L’art connaît une rupture au milieu des années 60 avec l’émergence de conflits identitaires et l’escalade des tensions qui conduiront au début de la guerre civile en 1983. Le ’43 Group se dissout et de nombreux membres émigrent. Il faut attendre le début des années 1990 pour qu’une nouvelle tendance artistique voie le jour au Sri Lanka, à savoir la « tendance des années 1990 », théorisée par Jagath Weerasinghe. Les artistes de ce mouvement rompent avec la tendance moderniste et questionnent le discours institutionnel de l’art afin de valoriser des médiums et des pratiques contemporaines comme la performance ou l’art vidéo. Les thèmes traditionnels font toujours partie de ce type d’art. Les artistes traitent des changements sociopolitiques qu’endure le pays, à savoir l’introduction en 1997 de l’économie de marché sur fond de tensions ethniques entre tamouls et cinghalais. Il s’agit pour eux de dénoncer les changements sociaux pour comprendre comment la guerre s’est installée. Le corps devient un symbole de l’art, et se prolonge dans la pratique de la performance artistique. Comme nous l’explique Vajra Jayathilita, directeur du département d’histoire de la University of Visual and Perf Arts, ce mouvement a eu un grand impact sur la société sri-lankaise elle-même.
L’art de cette période a donné la parole à une nouvelle génération d’artistes, qui continuent encore aujourd’hui d’exercer leur art. Il a permis en particulier l’avènement de nouvelles formes d’art et de nouvelles institutions artistiques au sein du pays, à l’image du collectif Theertha, fondé en 2001 par plusieurs artistes du mouvement dont Jagath Weerasinghe. Nous avons eu la chance de découvrir le collectif durant le Theertha Performance Platform, festival international dédié à l’art de la performance, dans un pays où les établissements d’enseignement supérieur peinent encore à reconnaître cette forme d’art comme un domaine d’intérêt. Le festival réuni une cinquantaine d’artistes venus du monde entier et organise des performances dans la rue et sur les places publiques, afin de toucher un publique très large et de casser le processus de gentrification qui peut exister lors de ce type de manifestation. Nous avons rencontré le docteur Goodwin Constantine et Lalith Manage, respectivement porte-parole et secrétaire du collectif, qui nous racontent comment Theertha s’inscrit dans le prolongement de la « tendance des années 1990 » et adopte un regard critique sur l’esthétique et les méthodologies en œuvre dans la création contemporaine.
La « tendance des années 1990 » arrive aujourd’hui à son paroxysme et tient son ancrage du collectif Theertha, collectif d’artistes le plus important du pays. Les artistes que nous avons rencontrés nous ont racontés comment cette nouvelle vision de l’art leur a permis de traiter des questions de sexualité, de religion et de communauté, jusqu’alors tabous dans la société sri-lankaise. Si nous avons été très inspirés par ce mouvement, il nous est apparu, dans un même temps, très éloigné des autres initiatives artistiques du Sri Lanka.
Une scène artistique à deux vitesses
Malgré les efforts de plusieurs institutions, comme le collectif Theertha, pour ouvrir l’art à de nouveaux publics, la scène artistique de la capitale du pays reste très gentrifiée. L’émergence, à la fin de la guerre civile, d’une classe aisée, anglophone et ayant fait ses études à l’étranger, a permis le renforcement du marché de l’art au Sri Lanka. Aujourd’hui, le marché est organisé et géré principalement par deux galeries, à savoir la Barefoot Gallery, qui s’adresse principalement à un public d’expatriés, et la galerie Saskia Fernando, qui représente les artistes contemporains majeurs du pays et fait partie des établissements de Paradise Road, gérés par Udayshanth Fernando (riche homme d’affaire sri-lankais). Le manque de financement dans le milieu de l’art couplé avec la forte structuration du marché réduisent la marge de manœuvre des artistes, au risque de priver les plus jeunes du développement d’une recherche artistique propre. Nous avons rencontré Saskia Fernando, directrice de la galerie éponyme, afin d’identifier les problématiques qui lui étaient posées. Si la directrice essaye de soutenir plusieurs formes d’art, y compris celles plus difficilement commercialisables, elle nous exprime cependant ses craintes quant au développement futur de la scène contemporaine.
L’absence de fond étatique dédié à l’art contemporain rend les artistes dépendants du marché. Nous avons par exemple remarqué la récurrence de plusieurs médiums comme la peinture et le dessin, dont les collectionneurs sont plus friands. Nous comprenons que les prix de l’art contemporain ont beaucoup augmenté ces dernières années, et que de nombreux collectionneurs qui préféraient l’art moderne se tournent désormais vers des artistes contemporains. Pourtant, en dépit de cet engouement favorable, la scène artistique peine à se pérenniser. En 2009 était créé la toute première biennale d’art d’Asie du Sud à Colombo, la Colombo Art Biennale, qui invitait des artistes sri-lankais à travailler sur le thème « Imagining Peace
Les principaux sponsors en art contemporain au Sri Lanka, déjà peu nombreux, sont des institutions étrangères comme le British Council et le Goethe Institute, dont les fonds s’amenuisent. Dans ce contexte, l’émergence d’une nouvelle initiative culturelle tend à fragiliser celles déjà existantes, comme ça a pu être le cas lors de la création en 2013 du Colomboscope, festival d’art contemporain biannuel. Le festival, qui réuni pendant 10 jours des artistes du monde entier dans des lieux emblématiques de la ville, semble rafler la majorité des fonds dédiés à la culture contemporaine, à l’instar de la Colombo Art Biennale. Nous n’avons pas eu la chance d’assister au festival, mais nous sommes allés à la rencontre de Natasha Ginwala, curatrice et directrice du festival. Natasha nous explique que le festival cherche à mettre en lumière le Sri Lanka à l’échelle des grands festivals d’art contemporain, et à promouvoir le pays comme place culturelle régionale.
Colomboscope a aujourd’hui un impact majeur sur le rayonnement culturel du pays ; il est en particulier cité dans des revues telles qu'Art Forum, Ocula ou encore TimeOut. En dehors des 10 jours durant lesquels le festival prend place à Colombo, Natasha visite les écoles d’art du pays afin de donner l’opportunité aux jeunes artistes d’exposer leurs travaux. Cependant, l’impact du festival sur la scène contemporaine elle-même reste minime, puisque qu’il reste très orienté vers l’international. Il est crucial pour l’art contemporain au Sri Lanka de réussir à émerger en dehors des initiatives commerciales et des manifestations internationales comme le Colomboscope. Nous avons noté le manque d’actions culturelles créatrices de liant entre les artistes et génératrices de discutions. Finalement, la scène la plus visible reste principalement commerciale et s’adresse à une petite partie de la population de Colombo, ce que de nombreux artistes essayent de combattre en engageant les Sri-lankais dans leurs démarches.
Is this for the people ?
Les publics de l’art au Sri Lanka sont en mouvement, et la scène ne pourra pas survivre sans se reconnecter avec le reste de la population sri-lankaise. Le seul magazine culturel de Colombo par exemple, ARTRA Magazine, qui recense les évènements artistiques de la ville, est entièrement écrit en anglais et s’adresse en particulier à une frange aisée de la population. Si cette initiative permet en un sens de créer un lien entre les initiatives culturelles de Colombo, elle n’arrange en rien l’effet de renfermement de la scène sur elle-même. Nous avons observé cependant de nombreux efforts poursuivis pour différents acteurs culturels pour casser ce phénomène. Natasha Ginwala par exemple nous explique que l’édition 2019 du festival Colomboscope se voulait ouverte à un public très large. L’équipe choisit d’installer la majeur partie de ses expositions au Rio Complex, ancien cinéma emblématique de la ville, aujourd’hui en état de friche dans le quartier de Slave Island (quartier populaire du centre de Colombo), et prit le parti d’écrire son programme en cingalais et en tamoul plutôt qu’en anglais. Sandev Handy, jeune artiste et curateur qui a suivi le développement la scène contemporaine artistique, nous exprime son engagement pour rendre l’art plus accessible.
Ce besoin de reconnecter l’art avec le reste de la population se retrouve à toutes les échelles, à l’image de We Are From Here développé par l’artiste Firi Rahman. L’initiative cherche à développer une forme d’art community-based afin d’engager la population de Slave Island dans une démarche artistique, et d’utiliser l’art comme moyen. Au nord de l’île, T. Shanathanan, professeur à l’Université de Jaffna, dirige depuis 2014 le Sri Lanka Archive of Contemporary Art, Architecture & Design, l’unique espace culturel de la ville. Les archives constituent un espace de rencontre animé des conférences d’artistes, de cinéastes, d’historiens de l’art, de designers, d’anthropologues et d’architectes. Il existe donc un réel entrain de la part de nombreux acteurs pour soutenir la création artistique sri-lankaise et faire émerger des formes nouvelles d’art.
Il est important que le gouvernement sri-lankais, et les institutions non-gouvernementales, supportent la création contemporaine et promeuvent un esprit de collaboration, afin de lier les initiatives entre-elles pour ne pas aggraver le morcellement régional du pays déjà très présent sur le plan politique.