La scène artistique au Liban, et plus particulièrement à Beyrouth, est en ébullition. En 2017, L’Agenda Culturel recensait plus de 400 expositions annuelles sur le territoire, soit plus d’une par jour, portées par la cinquantaine de galeries et de centres d’art au Liban. Beyrouth, à travers son impressionnante offre culturelle, se positionne plus que jamais comme la ville la plus libre du monde arabe.
Ici, les acteurs culturels sont privés et en très petit nombre. Par manque d’une vision claire donnée par le gouvernement sur une politique culturelle commune à mener, ces acteurs collaborent très peu entre eux et de nombreuses initiatives s’essoufflent, faute de soutien financier.
Au cours de nos recherches, nous avons progressivement vu se dessiner la possibilité d’une bulle sur le marché de l’art contemporain libanais : les pays du Golfe commencent à faire de l’ombre au Liban, tandis que les collectionneurs locaux se tournent aujourd’hui vers d’autres foires internationales comme celle de Dubaï. Durant plus d’un mois, nous nous sommes attelés à sillonner les rues de Beyrouth et à rencontrer les acteurs locaux pour comprendre comment cette évolution culturelle a été possible et ce vers quoi elle a abouti.
De la nécessité de sortir des années de guerre…
En 1989, l’accord de Taïf mettait fin aux 15 années de guerre civile qui ont bouleversé la scène artistique du pays. La guerre avait causé l’exil d’une grande partie de la population, y compris des artistes dont le travail est essentiel pour la préservation de l’identité libanaise. Dans un même temps, suite aux diminutions successives des horaires scolaires, une grande partie de la nouvelle génération n’avait pas été initiée à la culture.
De nombreux acteurs décidèrent alors de reconstruire la société civile par la culture et de reconquérir leur pays par le biais d’efforts intellectuels communs. Un tissu de personnes et de lieux se créent progressivement dans la ville de Beyrouth, pour diffuser l’art et créer une réflexion autour de la guerre civile qui vient de clore.
Lors de nos recherches, nous avons visité la résidence d’artistes Ashkal Alwan qui fût fondée pendant cette époque, en 1993. Cette association, The Lebanese Association for Plastic Arts, dirigée par Christine Tomé, est l’une des résidences les plus célèbres et prospères de la ville, qui a débuté en tant que réseau informel d'artistes, d'écrivains, de militants et de praticiens de la culture. Malgré ce succès apparent, l’association était, en décembre 2018, contrainte d’organiser une vente aux enchères des œuvres d’une trentaine de ses artistes, pour survivre...
Oeuvre en vente à l'occasion des 25 ans d'Ashkal Alwan
Oeuvre en vente à l'occasion des 25 ans d'Ashkal Alwan
Vente aux enchères à l'occasion des 25 ans d'Ashkal Alwan
Vente aux enchères à l'occasion des 25 ans d'Ashkal Alwan
Oeuvre en vente à l'occasion des 25 ans d'Ashkal Alwan
Oeuvre en vente à l'occasion des 25 ans d'Ashkal Alwan
Une nouvelle génération d’artistes se forme, « la génération d’après-guerre », dont les membres essayent d’apporter un regard critique sur la guerre et d’établir une histoire du Liban. On y retrouve des artistes comme Tony Chakar, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Lamia Joreige, Akram Zaatari… En 1997, trois artistes de ce mouvement, à savoir Fouad El Khoury, Samer Mohdad et Akram Zaatari, décident de créer la Fondation arabe pour l’image, pour repenser l’objet photographique et apporter un regard critique sur les images faites sur l’orient à cette époque. Cette fondation est toujours présente aujourd’hui à Beyrouth, seulement leur initiative n’est pas public et semble être très difficile d’accès… Leurs travaux se recentrent aujourd’hui sur l’archivage de leur collection, pour la montrer peut-être un jour.
 Akram Zaatari - The Third Window - Exposition à la galerie Sfeir-Semler - Beyrouth
Akram Zaatari - The Third Window - Exposition à la galerie Sfeir-Semler - Beyrouth
 Akram Zaatari - The Third Window - Exposition à la galerie Sfeir-Semler - Beyrouth
Akram Zaatari - The Third Window - Exposition à la galerie Sfeir-Semler - Beyrouth
 Akram Zaatari - The Third Window - Exposition à la galerie Sfeir-Semler - Beyrouth
Akram Zaatari - The Third Window - Exposition à la galerie Sfeir-Semler - Beyrouth
De la nécessité de reconstruire le Liban et avec lui la société libanaise est née une scène artistique bouillonnante qui confirme une nouvelle fois la place centrale du pays dans le jeu de l’art contemporain. La frénésie nouvelle de Beyrouth et de sa scène artistique à la suite de la guerre civile a largement contribué à la réputation de la ville sur le plan artistique. De nombreuses galeries se sont installées et la scène artistique contemporaine du Liban a progressivement attiré des foires et collectionneurs du monde entier, jusqu’à inaugurer en 2010 sa première foire d’art contemporain à Beyrouth, aujourd’hui Beirut Art Fair.
… À l’établissement d’une scène artistique en apparence très établie
Lors de notre arrivée à Beyrouth, nous avons été impressionnés par la richesse de l’offre culturelle offerte à Beyrouth.
La ville dispose depuis 2007 d’un musée d’art moderne et contemporain, le musée Sursock, cofinancé par le gouvernement libanais. En plus de sa collection permanente (plusieurs centaines d'œuvres offertes au musée par des collectionneurs et artistes, dont il est parfois difficile de voir la cohérence), le musée met en valeur le travail d'artistes émergents locaux et régionaux aux travers de ses expositions temporaires et de son Salon d’Automne, concours annuel destiné aux jeunes artistes émergents.
Le musée, qui a ré ouvert en 2015, fait un travail conséquent pour institutionnaliser d’avantage la scène artistique de la ville. Il est cependant parfois complexe de comprendre son identité propre, entre ses expositions très diverses, sa collection d’art libanais dont les manques restent à combler et son salon d’artistes d’un genre nouveau.
Du côté des espaces d’expositions, la ville n’est pas en reste. Le secteur des galeries commerciales est très développé, et se concentre sur l’axe Hamra - Mar Mikhael, nerf névralgique de la ville. Il a longtemps été dominé par quelques grands noms, comme Sfeir-Semler, Marfa, Saleh Barakat ou encore la galerie Tanit. Chacune d’elles représente ses artistes, aux grès des nombreuses solo-exhibitions qu’elles commissionnent, au point de créer parfois un esprit corporatiste au sein des artistes eux-mêmes et une logique de promotion qui transforme les œuvres d'art en produits.
Nous avons rencontré Andrée Sfeir-Semler, fondatrice et directrice de la galerie Sfeir-Semler, le premier "Cube blanc" de Beyrouth, installé dans une usine de la zone portuaire en 2005. La galerie présente en grande majorité des artistes de l’après 1990, dont beaucoup fouillent les archives pour questionner les années de guerre civile et la création d’une mémoire collective.

Andrée Sfeir et la Galerie Sfeir Semler

Les fondations et associations à but non lucratifs sont remarquables à Beyrouth, à l’image du Beirut Art Center (BAC), l’un des espaces le plus établi. Marie Muracciole, curatrice et écrivaine française qui a tenu la direction du BAC entre 2014 et 2018 nous raconte son expérience :

Marie Muracciole à propos de sa direction au Beirut Art Center (BAR)

Malgré la bonne santé apparente de la scène artistique libanaise, nous avons rapidement découverts les limites auxquelles elle se confronte depuis quelques années. Le manque de place publique et la centralité de Beyrouth en temps que capitale artistique du pays font que l’art n’est visible que dans certains endroits et par une certaine population. Plusieurs initiatives voient le jour en dehors de Beyrouth, comme le musée d’art contemporain MACAM, initié par le critique d’art César Nammour, mais elles sont encore très minoritaires et ont du mal à ramener un public plus éclectique.
Pour répondre à cette préoccupation grandissante, Amanda Abi Khalil a créé en 2007 Temporary Art Platform, une plateforme curiale de recherche et de production dédiée aux projets d'art dans les espaces publics et semi-publics.
La plateforme soutient et développe plusieurs projets chaque année, mais reste trop minoritaire à l’échelle du pays pour initier un réel changement.
Le second défi auquel fait face la scène artistique contemporaine aujourd’hui au Liban est l’absence de soutien public dans le domaine des arts. Le gouvernement libanais alloue très peu de moyens à la culture et la traite comme un secteur économique comme les autres : dans le milieu cinématographique par exemple, l’Etat ponctionne aux équipes de film 10% de coût de production total, indépendamment de la rentabilité ou non du film.
Ces facteurs défavorables contribuent à renforcer la centralisation de la scène artistique contemporaine autour de la vision d’une poignée de personnes basées à Beyrouth.
Le besoin d’ouvrir l’art contemporain à de nouveaux publics
De nouveaux artistes et professionnels de l’art ont récemment décidé d’ouvrir le secteur de l’art contemporain à un nouveau public et à de nouveaux artistes, et de bousculer un tant soit peu l’ordre établit. De nombreuses galeries commerciales se créent chaque année, et apportent un certain renouveau à la scène artistique libanaise.
Jean Riachi, Nathalie Ackawi et Amar A. Zahr ont fondé en 2017 la galerie CUB, dans une rue latérale de Badaro, le nouveau quartier branché de Beyrouth. La galerie se veut accessible pour les artistes en début de carrière puisqu’elle expose le travail d’artistes inscrits dans un programme de beaux-arts au Liban, ou qui viennent d'obtenir un diplôme en art lié à une université libanaise. CUB gallery sert de tremplin pour les artistes locaux et ouvre l’art contemporain à de jeunes collectionneurs qui n’auraient pas eu accès aux œuvres des plus grandes galeries. 
Serene Ghandou - Self Portrait, Comfortable / Pictures of Betty Ketchedjian
Serene Ghandou - Self Portrait, Comfortable / Pictures of Betty Ketchedjian
Entrée de la galerie
Entrée de la galerie
Nicolas Fattouh - Untitled 3
Nicolas Fattouh - Untitled 3
De nouvelles résidences d’artistes ont émergé dans la capitale pour soutenir les artistes locaux et internationaux et leur donner les moyens de créer. Les fondatrices de la galerie CUB font partie de l’équipe de la Beirut Art Residency, BAR, une association à but non lucratif. La BAR offre de nouvelles opportunités aux artistes à travers ses programmes de résidence et son espace d’exposition, la Vitrine, qui, comme son nom l’indique, met en vedette des artistes locaux dans un espace restreint visible depuis les trottoirs de Beyrouth. Cet espace a fait écho dans nos esprits à la Pattara Galerie que nous avions découvert à Tbilissi, et démontre une nouvelle fois l’importance d’intervenir sur les lieux publics pour sensibiliser un plus grand nombre de personnes à l’art contemporain.
Nous avons aussi rencontré les membres du collectif d’artistes, de cinéastes, de poètes et de musicien Haven for Artists, née du besoin d’une plus grande collaboration et d’une meilleure communication dans la création artistique.
Le groupe dispose aujourd’hui d’un lieu au cœur de Beyrouth et propose des résidences et un espace d’exposition pour des dizaines d’artistes à travers le monde : l’espace accueille en moyenne 12 artistes par an. Haven for Artist se veut comme un refuge pour les artistes clandestins et la communauté LGBTQ, et le cœur de la scène « underground » du pays. Nous avons été particulièrement impressionnés par l’accessibilité des trois fondatrices et de l’ensemble de l’équipe, toujours disponibles pour échanger sur l’incitative qu’ils développent. 

Yasmine Rifaii nous présente Haven for artists

Exposition Tout cela n’aura servit a rien / It was all for nothing Icônes
Exposition Tout cela n’aura servit a rien / It was all for nothing Icônes
De gauche à droite: Yasmine Rifaii, Théa Khoury et Dayna Asyah, Thea
De gauche à droite: Yasmine Rifaii, Théa Khoury et Dayna Asyah, Thea
Intérieur de Concept  2092 - Résidence de Haven for artists
Intérieur de Concept 2092 - Résidence de Haven for artists
Ces deux initiatives sont fondamentales au Liban pour donner une voix à de nouveaux artistes, mais il est aussi question du public de l’art contemporain. Comme dans la plupart des pays, l’art n’est accessible qu’à une certaine frange de la population, et ce phénomène est d’autant plus grand que la scène artistique au Liban se concentre en grande majorité sur Beyrouth.
Maya Hage dirige le programme de résidence de BEMA (Beirut Museum of Art – futur musée d’art moderne et contemporain au Liban). Ce programme a été créé en partenariat avec plusieurs écoles publiques libanaises, dans des zones reculées du Liban, et proposent à leurs élèves n’auraient pas forcément accès à la culture, des ateliers hebdomadaires avec les artistes en résidence. Nous vous invitons à découvrir son témoignage dans notre podcast sur le Liban qui sera bientôt disponible sur notre site.

Il est aujourd’hui, et plus que jamais, nécessaire d’ouvrir la scène artistique contemporaine au Liban à un nouveau public, de nouveaux artistes et de nouveaux territoires, pour que les initiatives puissent survivre à court terme et espérer, à long terme, avoir un impact sur la société libanaise et ses mœurs.

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