Quelles formes d’art distinguez-vous au Bénin et comment les définiriez-vous ?
Avant l’avènement de l’art dit « contemporain », la scène artistique au Bénin jouait un rôle dans la société, parce que les œuvres étaient fabriquées pour elle. J’entends contemporain dans le sens conventionnel du terme, car il a toujours été question d’œuvres du moment. L’art avait un rôle culturel, les masques par exemple étaient faits pour représenter les différents états émotionnels de la communauté et s’inséraient dans une tradition. Certaines sociétés secrètes comme les Gèlèdés par exemple continuent encore d’utiliser ce type d’art plus traditionnel. Nous pensions que l’avènement de certaines religions importées comme le catholicisme ou l’islam serait un frein à cet art, mais ça n’a pas du tout été le cas. Il y a toujours une grande partie de la population, extrêmement diverse, qui continue à se réunir autour des masques.
L’art traditionnel joue un rôle de préservation d’une culture qui est toujours là malgré les nombreuses tentatives de l’effacer. Nous sommes vaudous et nous resterons vaudous, le matin nous allons peut-être tous à l’église mais le soir nous sommes dans nos temples.
Si on s’éloigne de cet art de chez nous, et que l’on regarde de plus près l’art que l’on voit un peu partout dans les instituts et les galeries, on retrouve un art plus académique : des sculptures, des peintures parfois figuratives, parfois abstraite… Il s’agit souvent, et je le regrette, de productions pour décorer les hôtels ou les salons et pour plaire à la petite bourgeoisie locale. Ces productions alimentent un marché bien existant, mais ne permettent pas d’être présentées autrement que comme de l’art décoratif. Beaucoup d’artistes ici au Bénin qui font ce qu’on appelle par abus de langage de l’art contemporain ne font que de la décoration et c’est franchement dommage.

La place de l’artiste a-t-elle évoluée suite à l’émergence d’une nouvelle vision de l’art contemporain au Bénin ?
Avant, les artistes étaient vus comme des maîtres possédant le savoir et pouvant le partager avec d’autres royaumes. Ils étaient respectés car sans eux la vie de la communauté avançait au ralenti. On leur rapportait régulièrement leurs vieilles pièces pour qu’ils les remplacent par de nouvelles. Chaque année on célébrait les cérémonies de sortie des nouveaux masques, comme preuve de la vitalité de chacune des sociétés ; c’est à cette occasion que les artistes remplaçaient les anciennes pièces par les nouvelles.
Dans nos sociétés actuelles, nous sommes considérés comme des fous. Jeune, les gens me prenaient pour un fou parce que je ne m’étais jamais coupé les cheveux et que je me promenais sur des tas d’ordures pour ramasser les plastiques et faire mes œuvres.
La vision s’est aujourd’hui améliorée car beaucoup d’artistes ont été reconnus à l’étranger pour leurs travaux, mais on ne peut pas dire que les artistes sont bien vus au Bénin.

Les propos défendus dans vos œuvres sont-ils entendus ? L’art contemporain a-t-il une portée plus qu’esthétique au Bénin ? 
J’aurais tendance à répondre que non. Je suis un Yoruba (groupe ethnique d’Afrique, principalement présent sur la rive droite du fleuve Niger au Nigeria) et les Yorubas sont un peuple de migration. Nous avons beaucoup immigré, en partant de chez nous au Nigeria jusque dans le Bénin, le Togo, le Ghana... Les thèmes que j’ai toujours traités à travers mes œuvres sont extrêmement liés à ma culture, que ce soit la migration, la mémoire ou l’esclavage.
Dans les années 2000 j’avais présenté pour la première fois à l’Institut Français de Cotonou La Bouche Du Roi, une pièce dans laquelle je disais aux Béninois qu’ils sont toujours des esclavagistes. C’est une critique qui a beaucoup touché les Béninois, c’est grave de dire à un Béninois qu’il est un esclavagiste. Dans beaucoup de maisons à cette époque, certains Béninois gardaient des enfants en bas âge, des nièces ou des cousins, qu’ils ne considéraient pas vraiment comme leurs enfants mais qu’ils réduisaient en esclaves en ne les inscrivant pas à l’école, en leur faisant faire la vaisselle, et laver les vêtements de leurs propres enfants… Nous avons eu plusieurs cas comme ça au Bénin, et j’ai voulu montrer cette hypocrisie pour que cette maltraitance cesse. Cette réalité continue d’exister dans certaine maison à Cotonou. La Bouche Du Roi ne s’adresse pas seulement à notre vie au Bénin, mais au monde entier où perdure une forme d’esclavage. Il y a une réalité qu’il faut combattre et dénoncer dans tous les cas.
Définiriez-vous vos œuvres comme dénonciatrices d’une réalité propre au Bénin ? Quelle est cette réalité ?
Mes œuvres ne sont pas vraiment de la dénonciation, elles sont un constat. Il faut savoir tout d’abord que mon travail est lié à 4 choses: l’air, l’eau, le feu et la terre. C’est la base de ce que nous appelons la cosmogonie du Fâ dans la religion vaudou. Tout mon travail y est lié. Parfois on me traite de peintre ou de sculpteur, mais je ne traite que le même sujet depuis que j’ai commencé. Il m’a fallu trouver un élément pour symboliser ce sujet qui serait intrinsèquement lié à notre vie de tous les jours au Bénin, ce qui m’a amené à m’intéresser aux bidons.  
Si vous regardez dans toutes les rues du Bénin vous verrez des bidons. Le bidon est devenu l’individu lui-même, marqué de sa culture, de son culte, du vaudou du propriétaire du bidon. Les couleurs qui sont utilisées sur ce bidon sont liées à tous les totems de son propriétaire. Quand un Béninois vous parle de son totem il faut savoir que c’est son interdit, la couleur qu’il ne doit pas utiliser, l’aliment qu’il ne doit pas consommer... Les couleurs de son bidon sont celles gravées dans son inconscient vaudou, même s’il est devenu musulman ou catholique. Il sait dans son inconscient par exemple que s’il utilise du rouge il sera protégé car le vaudou qu’il a chez lui adore le rouge. Maintenant quel est le travail du Béninois qui transporte ces bidons ?
L’œuvre n’est pas bavarde du tout, je prends juste l’objet et je le pose. À travers la lecture de cet objet, je représente les gens qui sont obligés, pour nourrir leur famille, de transporter du carburant de la frontière du Nigeria à l’intérieur du Bénin.  
Si vous regardez le bitume entre Porto-Novo et Calavi, vous verrez à certains endroits du goudron brulé, où il y a eu des morts. Ce mec qui est obligé, pour ne plus mendier, de transporter au minimum 520 litres sur sa moto, au maximum 1010 litres dans son cargo, n’a besoin que d’une étincelle pour mourir. Le trafic d’essence étant interdit mais toléré, beaucoup de Béninois changent leur scooter en leur mettant un réservoir entre les jambes, avec un siège et un coffre communicant. Ils sont assis sur une bombe qui transporte 220 litres d’essence. La débrouillardise de ces gens qui créent leurs propres instruments pour pouvoir manger est sans limites.
Par abus de langage on me dit parfois que je fais du ready-made, mais c’est un concept occidental qui ne coïncide pas du tout avec ma manière de penser. Mon travail raconte toute cette vie au Bénin, c’est ça la force de l’art. Ce sont les petits soudeurs associés aux trafiquants d’essence qui sont les véritables artistes.
Existe-t-il un intérêt croissant pour l’art contemporain au Bénin ?
A mes débuts, les Béninois n’étaient pas intéressés par l’art. Ils vivent avec l’art en permanence sans s’en rendre compte, comme beaucoup d’Africains.
Il y a 16 ans déjà que nous avons décidé de changer la vision de l’art contemporain au Bénin, et le salut revient à Marie-Cécile Zinsou pour cette initiative. Nous avons décidé d’éduquer les enfants pour contourner le désintérêt des adultes pour l’art. La fondation Zinsou a mis à disposition un bus gratuit, que les enseignants peuvent réserver, pour transporter toute les classes à la fondation et les ramener ensuite dans leurs écoles. Si nous ne le faisions pas ainsi ça aurait été un coup d’épée dans l’eau. Grâce au bus de la fondation Zinsou, certaines personnes connaissent Keith Haring, Basquiat.... Les actions que Marie-Cécile Zinsou porte ont vraiment été salutaires et c’est elles qui ont créé un changement au Bénin.
Ces changements restent cependant limités. Il y a très peu de collectionneurs au Bénin, aucun musée d’art contemporain non plus. Nous sommes quelques artistes béninois à avoir pignon sur rue à l’international, mais très peu de choses sont mises en place ici au Bénin pour nous soutenir. Il n’y a plus aucune pièce de Cyprien Tokoudagba sur le territoire du Bénin par exemple, et Tokoudagba est mort… J’ai espoir que ça évolue, mais ce sera sûrement trop tard. Presque toutes les pièces d’art contemporain africaines se vendent aujourd’hui en Occident, et j’espère que les Béninois ne demanderont pas un jour la restitution de ces oeuvres…

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