Si le marché de l’art contemporain d’Afrique (nous employons ici l’appellation « art contemporain d’Afrique » pour éloigner toute confusion d’ordre culturaliste eu égard aux autres appellations plus communes comme « l’art africain ») est, comme on aime souvent le dire, florissant, il est indéniable que le Bénin possède une place de choix dans cette organisation. En mai 2017, la maison Sotheby's mettait aux enchères un tirage de la série Demoiselles de Porto Novo réalisée par l’artiste Leonce Raphael Agbodjelou, au cours sa première vente dédiée exclusivement aux œuvres d’art modernes et contemporaines d’Afrique à Londres. L’année suivante, Romuald Hazoumè figurait dans le top 20 des artistes d’Afrique les plus côtés du marché mondial de l’art, dans la catégorie art contemporain, du Global Africa Art Market Report.
Cette apparente effervescence ne signifie cependant pas que des scènes artistiques se développent actuellement en Afrique, ni qu’il existe un marché de l’art sur le continent. Force est de constater que le marché de l’art des artistes contemporains d'Afrique, ainsi que la majorité des expositions sur leurs travaux, se trouvent en Europe et aux Etats-Unis. Il nous était difficile de penser les artistes contemporains du Bénin sous le prisme des expositions et des offres auxquelles nous avions accès en France, alors qu'elles avaient tendance à catégoriser dans un même ensemble tous les artistes contemporains originaires d'Afrique, nous laissant quelque peu dubitatifs... Effectuer nos recherches sur place au Bénin nous est paru essentiel pour comprendre à qui s’adressaient les artistes contemporains sur place et quels étaient les enjeux de l’art contemporain dans ce pays.
Nos premiers jours au Bénin n’ont fait que confirmer nos appréhensions. Nous avons débuté nos recherches en nous dirigeant vers la Fondation Zinsou, qui abrite en plein cœur de Cotonou un lieu d’exposition pour les artistes contemporains d’Afrique. De Samuel Fosso à Seydou Keïta en passant par Malick Sidibé, Jean Depara et Ishola Akpo, l’exposition L’Afrique n’est pas une île présentée lors de notre visite était sans nul doute d’envergure internationale. Notre deuxième constat vînt assez rapidement après le premier : après avoir passé près de 2 heures dans cette exposition d’une qualité et d’un professionnalisme indéniable, nous n’avions croisé que 4 autres visiteurs, dont 2 guides du musée…
Y a-t-il un public pour l’art contemporain au Bénin et si oui lequel ? C’est à cette question que nous avons essayé de répondre aux fils de nos recherches et rencontres pour mieux imaginer les perspectives qui s’offrent à la scène artistique béninoise.
L'art des ateliers
L’art contemporain au Bénin est un art d’ateliers, à savoir qu’il s’enseigne, se fait, s’expose et se vend en grande partie dans les ateliers d’artistes. D’un point de vue commercial dans un premier temps, force est de constater qu’il n’existe pas à proprement parler de galerie d’art au Bénin et à Cotonou. Une grande partie des ventes d’œuvres se font de façon informelle, et beaucoup d’artistes vendent eux-mêmes leurs œuvres dans leurs ateliers à des prix parfois très en dessous de ceux du marché. Plusieurs expositions-ventes sont cependant organisées dans la capitale, comme à la Médiathèque des Diasporas par exemple, créée en 1994 à l’initiative du dramaturge Camille Amouro, où nous découvrons les œuvres du peintre Laudamus Segbo. Les œuvres y sont vendues principalement aux expatriés et aux touristes, comme nous le raconte son fondateur, et les prix sont généralement fixés en fonction de leurs bourses.
Joseph Adandé, historien de l'art, nous explique que l’art contemporain n’est pas rentré dans les mœurs béninoises car il reste très peu enseigné dans les écoles et universités, et que son enseignement reste souvent calqué sur le modèle européen. Ce phénomène rend la mise en place d’un marché de l’art local presque impossible aujourd’hui au Bénin, faute d'une compréhension de l'art contemporain de la part de la population.
D’un point de vue académique, nous comprenons qu’il n’existe pas de formation artistique au Bénin, si ce n’est l’INMAC, qui met progressivement en place un programme de Master dans le domaine de l’art et sur lequel nous reviendrons par la suite. L’État béninois, à l’inverse de ceux du Sénégal et de la Côte d’Ivoire par exemple, n’a accordé que très peu d’intérêt aux arts plastiques dans sa politique culturelle et a longtemps boudé la création d’une école d’art. La plupart des artistes béninois se sont formés en marge du système étatique, à savoir dans les ateliers ou à l’étranger. Nous avons rencontré l’artiste Dominique Zinkpé, artiste béninois confirmé qui s’était donné pour mission de former techniquement les jeunes générations d’artistes au sein de son atelier.
L’artiste, très engagé, a toujours cherché à faire connaître au grand public l’art contemporain et à démocratiser ses pratiques. En 1999, il concevait le projet Boulev’art, artistes dans la rue, afin de rendre accessible l’art aux Béninois (la plupart des artistes béninois exposaient à cette époque à l’étranger ou au Centre Culturel français - CCF). Dominique Zinkpé dressa des installations, peintures, sculptures, vidéos et performance que les béninois purent admirer durant quinze jours sur la place de l’étoile rouge, l’un des principaux carrefours de Cotonou. L’événement fût une réussite et se pérennisa pendant 6 années, ce qui permit à une nouvelle génération d’artistes d’émerger.
Les artistes béninois qui font aujourd’hui partie du renouveau de la scène artistique contemporaine, à savoir Remy Samuz, Sébastien Boko, Marius Dansou ou encore Benjamin Deguenon, ont été formés dans les ateliers de Dominique Zinkpé. Ce système de formation dans les ateliers d’artistes est toujours très répandu au Bénin, et l’un des seuls auquel les artistes ont accès. Nous avons visité plusieurs ateliers lors de nos recherches, et dans beaucoup d’entre eux nous avons été surpris par le nombre de personnes à l’œuvre (employés ? artisans ? artistes en devenir ?). Nous avons vu plusieurs apprentis au travail, reproduisant parfois les anciennes pièces de l’artiste, d’autres laissant libre cours à leur imagination. Il s’agissait pour nous de comprendre le rôle de ces jeunes. Les artistes se donnent-ils pour mission de former les jeunes artistes ou de créer leurs propres œuvres ? Quelle liberté donnent-ils à ces jeunes ? Leur laissent-ils une certaine liberté dans la conception des œuvres qu’ils signent ? Nous n’avons malheureusement pas vraiment réussi à obtenir des réponses claires à nos questions…
Ce confinement dans les ateliers peut malheureusement créer une certaine stagnation, nous retrouvons parfois un manque de diversité dans les médiums utilisés et les thèmes abordés, voir une certaine forme de mimétisme chez certains artistes. Si beaucoup de Béninois se revendiquent artistes, nous avons parfois buté à comprendre leurs motivations et certaines de leurs œuvres semblent destinées à alimenter le semblant de marché local avant de s’inscrire dans une recherche artistique.
Nous ressentons finalement le manque de musées et de galeries d’art au Bénin compte tenu de la multiplicité des espaces d’exposition au sein même des ateliers. Ishola Akpo nous raconte qu’il investit dans la création de son atelier, qui sera un espace ouvert, accueillant des expositions et une bibliothèque, pour répondre à l’absence totale de centre culturel dédié à la photographie et à la vidéo au Bénin. Sébastien Boko nous reçoit dans son atelier où il a aménagé l’ensemble de son rez-de-chaussée comme un espace de présentation de ses œuvres, destinées à être vendues aux possibles visiteurs. Marius Dansou enfin, qui expose à cette époque au Parking, nous raconte qu’il garde habituellement toutes ses œuvres exposées dans son atelier, à tel point qu’il manque cruellement de place pour en produire de nouvelles.
Des espaces engagés pour l’art contemporain
Le confinement de l’art dans les ateliers est bien réel. L’art tend cependant progressivement à être rendu public grâce à plusieurs initiatives privées dédiées à la culture. Notre plus grande surprise fût la Fondation Zinsou.
En 2005, Marie-Cécile Zinsou créa par le biais de cette fondation un lieu d’exposition à Cotonou destiné à mettre en valeur au Bénin le patrimoine artistique moderne et contemporain touchant à l’Afrique. Le lieu a pu exposer des artistes béninois de renom comme Romuald Hazoumé et Gérard Quénum, et ramener au Bénin des œuvres qui s’exposent encore trop peu avec des expositions sur Malick Sidibé, Keith Haring ou encore Basquiat. En 2015, la fondation renforçait son activité avec la création d’un musée d’art contemporain à Ouidah, à quarante kilomètres de Cotonou, destiné à présenter sa collection permanente.
Le public de la Fondation Zinsou est un public très jeune, et Marie-Cécile Zinsou nous explique qu’elle cherche avant tout à sensibiliser les enfants à la question du patrimoine et les initier à l’art contemporain. La Fondation a enfin créé quatre bibliothèques à Cotonou afin de mettre à disposition des livres d’art et d’histoire dans un pays où les livres sont très chers et peu trouvables et où les archives sont difficilement accessibles.
Les initiatives développées par la Fondation Zinsou ont donc pour ambition de mettre en valeur un patrimoine artistique au Bénin et de donner une nouvelle visibilité au pays dans monde de l’art contemporain. Le second lieu d’envergure en terme d’art contemporain au Bénin est sans conteste le Centre de Lobozounkpa.
Dans une démarche complémentaire, les équipes du Centre de Lobozounkpa cherchent à soutenir la création contemporaine du Bénin en s’engageant auprès des artistes dans la production, la promotion et la diffusion de leurs œuvres.
Le Centre est une initiative mise en place par la Galerie Vallois (qui promeut par ailleurs plusieurs artistes contemporains béninois), le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés et l’association L’HeD. Si nous avons été quelque peu dubitatif à l’idée de retrouver ces organisations françaises dans le paysage artistique du Bénin, il semblerait que la question de leur ingérence ne se posent pas réellement et que les équipes sur place soient indépendantes sur la direction du lieu. L’espace est principalement dirigé vers les artistes émergents du Bénin en leur offrant des salles d’expositions, des résidences et des ateliers de création. Carole, la chargée de communication du Centre, nous explique quelles initiatives y sont développées :
Nous avons ressenti une vraie dynamique d’appropriation de l’art contemporain par et pour les béninois au travers de ces deux initiatives. D’une part la Fondation Zinsou, qui se pense plus comme un musée, et cherche à initier les Béninois à l’art et aux artistes contemporains d’Afrique et d’ailleurs. D’autre part le Centre, qui soutient la création artistique au Bénin et offre de nombreuses opportunités aux jeunes artistes béninois.
Ces deux initiatives focalisent cependant leurs actions sur les enfants et les établissements scolaires, et nous comprenons qu’il reste toujours très difficile d’intéresser les Béninois à l’art et de les faire venir dans les espaces d’exposition.
Les artistes, investis pour la culture
Plus localement et à l’échelle des quartiers, ce sont surtout les artistes que nous avons vu se démener pour la culture et la promotion de l’art contemporain au Bénin. Il existe de nombreux centres culturels dans le pays, à l’image de l’Espace Tchif créé par le plasticien du même nom ou du centre Artisttik Africa à Cotonou.
C’est dans la capitale du pays, Porto-Novo, que nous avons rencontré Gérard Bassalé, directeur du Centre Culturel Ouadada, l’un des centres culturels les plus actifs du pays. Au-delà des expositions et des résidences d’artistes, le centre organise pendant 3 semaines des ateliers de création sur les places vaudou de la ville dans le cadre du festival Éclosion Urbaine. Le principe est simple : rénover les espaces publics et places vaudous de Porto-Novo grâce aux artistes et artisans locaux. À chaque édition du festival, les équipes d’artistes et les habitants de la ville sont invités conjointement à nettoyer et à assainir les lieux, avant de les convertir en espace public d’expression et d’exposition pour l’art contemporain.
Lors de notre visite, nous sillonnons, avec Gérard Bassalé, les rues de Porto-Novo et réalisons l’ampleur du travail réalisé. Les places restaurées par le centre sont devenues des lieux très fréquentés par les porto-noviens qui cohabitent désormais avec des œuvres d’arts. Ce sont à cette époque les photographies de Louis Oke-Agbo, photographe béninois, qui sont exposées sur l’une des places publiques de la ville. Le festival Eclosion Urbaine offre la possibilité aux habitants de la ville de rencontrer des artistes et d’échanger avec eux sur les démarches artistiques. Associer une action culturelle à une intervention urbaine est d’autant plus important au Bénin que les lieux culturels « officiels » sont souvent un frein à l’accès à la culture pour les populations locales.
Outre les centres culturels, ce sont Marius Dansou et Benjamin Deguenon, deux artistes notables de la scène béninoise, qui ont créé il y a 5 ans un lieu d’expression artistique unique en son genre, le Parking. En plus de son bar, l’espace accueille une salle d’exposition pour les artistes béninois émergents et confirmés, ainsi que des événements culturels comme des concerts et des performances. Les deux artistes ont initié le projet afin de donner plus d’opportunités aux artistes locaux, et d’ouvrir l’art à de nouveaux publics.
« A l’époque nous avions créé un collectif entre artistes car nous avions le besoin de montrer ce que nous faisions dans nos ateliers au public. Il y a encore quelques années, l’Institut français était l’un des seuls espaces d’exposition au Bénin. Mais exposer là-bas nécessite de respecter quelques critères, on ne peut pas y exposer tout ce qu’on sait faire. Nous avions besoin de donner aux artistes des moyens de s’exprimer, de créer un lieu d’échange et d’expression artistique. Le Parking est née de cette volonté. Petit à petit nous sommes passés vers une démarche de sensibilisation de la population, afin de leur transmettre nos propos. Nous avons commencé par faire des concerts et des expositions dans la rue pour sortir l’art et le rendre accessible à tous. Nous sommes dans une démarche d’expérimentation, afin de créer une émulation entre les artistes et les non artistes à Cotonou. » - Marius Dansou
Ces deux exemples sont le fruit d’un désir commun, de montrer de l’art contemporain aux Béninois et de les sensibiliser à la création artistique. Nous avons réalisé au fil de nos recherches que l’art créé par les artistes béninois n’est pas suffisamment accessible localement.
L’art contemporain au Bénin ne s’inscrit pas dans une tradition locale et est très détaché de l’héritage culturel des sociétés présentes. La création artistique contemporaine ne parle qu’aux personnes initiées à l’art contemporain et qui sont habituées aux codes de cet art, ce qui nécessite une éducation artistique, encore absente des programmes scolaires.
Les initiatives que nous avons étudiées au Bénin sont révélatrices de plusieurs réalités auxquelles est confrontée la scène artistique béninoise. Chacune de ces initiatives est financée par des fonds privés et le manque d’investissement de la part du gouvernement béninois reste un frein pour l’expansion de l’art contemporain au Bénin. La mutation vers une compréhension et un intérêt pour les langages artistiques contemporains se fait progressivement, mais elle ne sera vraiment effective que par à la mise en place d’une politique culturelle forte de la part du gouvernement.
Il semblerait cependant que l'Etat béninois prenne peu à peu conscience de l'importance des arts plastiques. En 2015 en particulier fût créé l'INMAC, l'Institut National des Métiers d'art, d'Archéologie et de la Culture, le premier établissement publique et universitaire à délivrer un enseignement sur les métiers de la culture et des arts.
L'idée pour cette institution est de former des curateurs, des critiques d'art et l'ensemble des professionnels de l'art localement afin de renforcer la scène artistique et de la rendre plus indépendante.
Didier Houénoudé, directeur de l'institut et historien de l'art, semble enthousiaste sur le développement de la scène contemporaine locale et c'est d'ailleurs d'état général que nous avons ressenti chez la majorité des acteurs culturels au Bénin. Les acteurs privés font preuve d'une réelle détermination pour toucher de plus grands publics et l'ouverture d'une formation dans l'art, preuve de l'intérêt croissant du gouvernement béninois pour les arts, sont deux aspects qui laissent présager du renforcement de la scène artistique au Bénin.